27.
Le Rêve
Kira se blottit contre le dos de son époux et déposa un baiser sur son oreille, l’une des rares marques d’affection qu’ils pouvaient se permettre lors d’une mission. Elle sombra bientôt dans un sommeil profond mais, au lieu de rêver à Sage, à Lassa, à Armène ou à sa vie au Royaume d’Emeraude, comme elle le faisait habituellement, elle se retrouva debout sur la plage, à quelques pas du château. La lune baignait le paysage d’une belle lumière blanche.
Elle baissa les yeux. L’eau touchait ses pieds nus. Curieusement, elle ne ressentait rien et n’entendait pas le bruit des vagues qui venaient mourir sur les galets. Elle constata aussi qu’elle portait une robe de nuit légère que le vent frais agitait mais ne traversait pas. Elle releva la tête. Dans le ciel d’encre, une étoile brillait beaucoup plus que les autres. Une grande joie s’empara d’elle, sans qu’elle sache pourquoi. Le bel astre se mit à descendre lentement au-dessus des flots. Lorsqu’il atteignit finalement le rivage, une silhouette se détacha de la lumière aveuglante et s’avança vers la jeune femme mauve.
— Mama…, murmura Kira, ravie.
La Reine Fan de Shola se solidifia devant elle, vêtue d’une belle tunique blanche faite de nombreux voiles étincelants. Ses longs cheveux argentés flottaient dans la brise. Le maître magicien posa ses yeux lumineux sur sa fille. Tendrement, elle la serra dans ses bras. Kira se sentit enveloppée par l’amour de sa mère. Elle se laissa bercer un moment, puis le fantôme saisit sa main. Elles marchèrent côte à côte sur les cailloux trempés en s’éloignant du château.
— Je sais que ce n’est qu’un rêve, mais je suis contente de vous revoir, mama.
— Es-tu certaine que c’en est un ? répliqua Fan de sa voix douce.
Kira tourna la tête vers l’imposante forteresse qui dormait dans l’ombre. C’était bien l’endroit où elle était actuellement en mission avec son époux et ses compagnons, mais elle ne se souvenait pas d’avoir apporté cette robe de nuit dans ses affaires, encore moins d’avoir quitté le palais.
— La conscience n’a pas vraiment besoin du corps pour se déplacer là où elle en a envie, lui expliqua sa mère. Je t’ai demandé de me rencontrer ici et tu es venue dans ton sommeil.
— Je « suis » vraiment ici ?
— Ta conscience, oui, mais cette apparence physique est temporaire.
Ce qui expliquait pourquoi Kira n’avait aucune sensation. Ce corps, qui ressemblait en tous points au sien, n’était pas réel. Elle serra la main de Fan dans la sienne. Elle ne capta pas une impression physique, mais une émotion.
— Pourquoi vouliez-vous me voir, marna ?
— J’ai raconté aux dieux ce qui s’est passé sur Irianeth et ils veulent que tu apprennes à maîtriser tous tes pouvoirs. Tu dois poursuivre ton entraînement magique.
— C’est impossible. Maître Abnar a disparu.
— En fait, Parandar préférerait que ce ne soit pas un Immortel qui achève ta formation.
— Qui alors ?
— Il a pressenti quelques-uns des dieux.
— Mais pour étudier auprès d’eux, il faudrait que je sois… morte…
Fan conserva un silence approbateur.
— Non, c’est hors de question ! explosa Kira. Je suis un Chevalier désormais, marna ! J’ai prêté le serment de combattre auprès de mes frères d’armes ! Comment pourrais-je les abandonner maintenant ?
— Ne sais-tu pas que c’est grâce à toi qu’ils pourront tous survivre si tu es suffisamment forte pour protéger le porteur de lumière ?
Elle croyait Lassa en sécurité au Château d’Emeraude, car la magie d’Abnar continuait de protéger la forteresse même en son absence. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’elle suivait les Chevaliers sur la côte afin d’apprendre à mieux combattre l’ennemi.
— Et tu crois que ta seule valeur guerrière te permettra de défendre ce prince contre les pouvoirs dévastateurs d’un sorcier ?
— Wellan dit qu’on peut les tuer en les tranchant en deux.
— Encore faut-il pouvoir s’en approcher, mon enfant. Les pouvoirs d’Asbeth n’ont cessé de croître et il ne commettra pas les mêmes erreurs. Et s’il échoue, c’est l’empereur lui-même que tu affronteras.
— Comment pourrais-je consciemment me donner la mort ? paniqua le Chevalier mauve. Cela va à l’encontre de tout ce qu’on m’a enseigné !
— Les maîtres magiciens ne meurent pas. Tu serais beaucoup plus puissante si tu agissais à partir des mondes invisibles.
— Non, je ne peux pas m’y résoudre. Demandez à Parandar de donner à un autre Immortel le pouvoir de se matérialiser dans le monde physique afin de parfaire mon éducation. Dites-lui que j’aimerais que ce soit Dylan.
— Ton frère est trop jeune pour t’enseigner quoi que ce soit, répliqua Fan, contrariée. D’ailleurs, tu exerces trop d’influence sur lui. Tu as besoin d’un maître bien plus sévère.
— Je n’apprends rien sous la contrainte.
— Les monarques de ce monde ont un sens du devoir aigu, Kira. Si c’était moi qui t’avais élevée à Shola, tu aurais appris à mettre tes émotions de côté pour le plus grand bien de tous.
Kira se rappela comment sa mère avait séduit le Chevalier Wellan à la demande des dieux pour ensuite disparaître de sa vie en lui causant beaucoup de chagrin. Jamais elle n’aurait été capable de briser ainsi le cœur de Sage.
— Alors, que dois-je répondre à Parandar ? s’obstina Fan.
— Dites-lui que je dois d’abord en parler avec mon époux. Les dieux peuvent bien attendre un peu, non ?
— Je leur transmettrai ton message et je reviendrai bientôt pour connaître ta décision.
Le fantôme embrassa Kira sur le front. Même si elle ne ressentait rien physiquement, son cœur se remplit de bonheur. Elle ouvrit les yeux et constata qu’elle était couchée tout contre Sage. Les braises du feu éclairaient à peine la grande pièce sombre. Elle passa le bras autour de la taille de son mari et enfouit son visage entre ses omoplates. Comment pourrait-elle se séparer de lui, même pour sauver Enkidiev ? Elle lui raconterait sa conversation avec Fan au matin pour connaître son opinion. Elle ne remettrait son sort entre les mains des maîtres célestes qu’avec son assentiment.
Lorsqu’elle se réveilla, Sage la serrait dans ses bras, le menton appuyé sur ses cheveux violets. Elle sentit tout de suite qu’il ne dormait pas. Avait-il lu ses pensées durant la nuit ? Dès qu’elle remua un peu, le jeune guerrier relâcha son emprise. Kira admira ses yeux opalescents. Il était le plus beau des hommes et il méritait tout son amour. Il ouvrit la bouche pour lui dire bonjour, mais elle ne lui laissa pas le temps de prononcer un seul mot. Leurs lèvres se rencontrèrent et ils échangèrent un long baiser amoureux.
— Je savais bien qu’ils seraient incapables de s’en empêcher ! se moqua Corbin, à quelques pas d’eux.
— C’est seulement un baiser, protesta Kira en se tournant vers lui. Si tu avais une compagne et si tu étais en mission avec elle, tu ferais exactement la même chose !
— Pas de querelle, les enfants, exigea Jasson en entrant dans la salle. L’eau de l’ancienne salle d’audience est froide, mais elle est propre. Alors, que ceux qui le désirent s’y rendent maintenant, parce que je perçois l’approche des bateaux.
Kira embrassa Sage une dernière fois, puis suivit Ariane, Yamina et Joslove dans ce bain improvisé. L’eau n’était pas froide, elle était glaciale ! La jeune femme mauve n’y resta que quelques secondes, le temps de purifier prestement son corps. Elle enfila sa tunique en grelottant et regretta de ne pas avoir apporté sa couverture avec elle pour se réchauffer.
En attendant les hommes, les femmes sortirent dans la cour pour profiter du soleil. Joslove alluma un feu et Yamina fit chauffer de l’eau pour le thé. En sortant de la nourriture de ses sacoches de cuir, Ariane remarqua la tristesse de sa jeune sœur d’armes à la cuirasse mauve.
— Corbin n’a pas voulu te blesser, la consola la Fée en posant une douce main sur son épaule.
— Je sais…, soupira Kira en levant un regard découragé sur elle.
— Alors, pourquoi as-tu le cœur en peine ? s’enquit Yamina en éloignant la petite marmite d’eau des flammes.
— J’ai rêvé à ma mère la nuit dernière.
Les trois femmes vinrent s’asseoir près d’elle pour écouter son récit. Leur air soucieux lui prouva qu’elle avait les meilleures sœurs de tout l’univers. Elle leur répéta les mots de la Reine Fan et parla de sa crainte de briser le cœur de son mari si elle décidait de poursuivre son entraînement magique auprès des dieux.
— Sage t’adore, mais il aime aussi Enkidiev, commenta Yamina, Il comprendra que tu as besoin d’apprendre à maîtriser ta puissance.
— Mais je ne serais plus mortelle ! s’effraya Kira.
— Je suis certaine que les dieux te récompenseraient en vous réunissant plus tard, affirma Ariane, car eux aussi connaissent l’amour.
— S’ils insistent tant, c’est sûrement que le sorcier est sur le point de s’en prendre à Lassa, la pressa Joslove.
— Tu as raison, admit la Sholienne. La survie du porteur de lumière devrait passer avant la mienne. Vous êtes bien gentilles de me rassurer ainsi, mais, je vous en conjure, ne dites rien à Sage pour l’instant. Je veux lui en parler moi-même.
Elles lui promirent de ne pas répéter ses aveux à qui que ce soit. Kira les étreignit avec gratitude. Lorsque les hommes les rejoignirent une heure plus tard, ils mangèrent un repas léger tout en discutant de la quantité de poisson nécessaire pour s’alimenter pendant quelques jours. Kira demeura silencieuse auprès de son époux à écouter ses arguments et à graver son visage dans sa mémoire, mais elle préféra attendre au soir pour lui parler en privé.
* *
*
Les bateaux de Zénor s’échouèrent sur les bancs de sable à la fin de l’après-midi et les pêcheurs furent bien contents de rencontrer la nouvelle équipe de Chevaliers installée au château. Cependant, ils ne voulurent pas accepter leur argent en échange du poisson dont ils avaient besoin. Ce soir-là, ces braves hommes de la mer préparèrent un délicieux repas pour leurs protecteurs et partagèrent même leurs barils de bière avec eux. Leurs récits de monstres marins et de tempêtes effroyables captivèrent Sage au point où Kira décida de repousser ses aveux jusqu’au lendemain.
Mais, à son réveil, elle ne le trouva pas auprès d’elle. En fait, il ne restait plus que quelques dormeurs dans le hall. Elle se servit de ses sens magiques et repéra son époux sur la plage avec d’autres Chevaliers. En se rendant aux bains glacés, elle s’arrêta sur la terrasse. S’étirant le cou, elle tenta de voir ce que faisaient ses frères. À son grand étonnement, elle aperçut des séchoirs de bois sur lesquels les pêcheurs suspendaient des prises de toutes tailles, coupées en deux et nettoyées pour le plus grand bonheur des oiseaux marins qui se disputaient leurs entrailles. Plusieurs Chevaliers, accroupis autour des filets, apprenaient à préparer le poisson afin de le conserver le plus longtemps possible.
Sage se trouvait parmi eux. Il affichait un grand intérêt pour cette activité. Kira pouvait sentir sa soif d’apprendre et son bonheur de participer à cette activité collective. Ses sœurs avaient raison : il aimait profondément le continent et il accepterait de faire des sacrifices pour le protéger. Mais elle ne se sentait pas encore le courage de l’abandonner. Elle l’observa un long moment puis se promit qu’ils vivraient au bord de l’océan tous les deux lorsque la guerre serait terminée. Ce bel homme du nord pourrait ainsi pêcher tout le reste de sa vie, si les dieux se montraient cléments.
En quittant la terrasse pour aller se baigner dans le palais, Kira remit encore une fois à plus tard sa discussion avec Sage. Parandar devait se douter que ce n’était pas une décision facile à prendre.